|
ARTICLES
No copyright infringement intended
A LA RECHERCHE DES MANGEURS DE MORTS
DVDVISION #6 / Benjamin
Rozovas / Septembre-octobre 2000
Retardé, remonté, repoussé,
re-remonté... Les pires histoires circulent autour de l'interminable
genèse du 13EME GUERRIER. Mais le film qui existe en cache un autre,
plus grand, plus beau, plus fort. A l'occasion de sa sortie DVD, il nous
est apparu nécessaire de poser enfin le pied là où
l'homme n'est jamais allé : entre les images, et dans les trous
noirs où disparaît parfois contre toute logique le chef-d'oeuvre
maudit de (Michael Crichton et) John McTiernan.
A DVDVision, personne ne s'est encore remis
de l'affaire 13EME GUERRIER. Comme tous ceux qui l'ont vu à sa
sortie en salles, nous avons ressenti un arrière-goût de
trop peu devant l'odyssée du poète Ahmed Ibn Fahdlan au
pays des mangeurs de morts coupeurs de têtes. Quelque chose manquait,
indéniablement. Mais le choc esthétique était suffisamment
puissant pour que nous entamions une relation passionnelle avec ce western
nordique barabre. Les feux rougeoyants de la grande bataille nocturne,
les yeux laiteux de la "mère des monstres", les postures
graphiques du chef Viking Buliwyf saisies à l'arraché par
la caméra... Grâce à la beauté désarmante
de la photo de Peter Menzies et l'inégalable précision de
la mise en scène, toutes les pistes esquissées puis laissées
à l'abandon par le récit (le mal absolu, la soif d'érudition
d'un guerrier primitif, l'apprentissage des langages, des cultures, des
civilisations) trouvaient malgré tout le moyen de transpirer à
l'écran. Bien sûr, il y avait tous ces fondus au noir qui
s'escrimaient à briser, souvent en plein crescendo, les aspirations
épiques de l'aventure. Mais bon. De toute évidence, ça
ressemblait fort à du cinéma, celui qui secoue aux tripes,
qui interpelle de façon quasi-surréelle par son seul pouvoir
viscéral (le décor ! le décor ! Et quelle musique,
par Odin !). Alors bien sûr, ses deux maîtres d'oeuvre, Crichton
et McTiernan, entretiennent depuis un dialogue sourd-muet qui exclut encore
davantage le spectateur. Mais devons-nous pour autant ignorer que LE 13EME
GUERRIER n'est que la partie émergée du drakkar ? Allons-nous
fermer les yeux encore longtemps alors qu'il est largement établi
que la statue n'a qu'un bras ?
EATERS OF THE DEAD
Quand bien même on le voudrait, c'est aujourd'hui rendu impossible
par la sortie en DVD du chef-d'oeuvre castré de John McTiernan.
Une relecture dans ce format du périple elliptique de Ibn Fahdlan
commande d'essayer de débusquer derrière le massacre perpétré
en salle de montage (rappelons-le, près de quarante-cinq minutes
de métrage rendent l'âme quelque part dans un placard !),
l'adaptation de "Eaters of the dead" souhaitée
par son réalisateur. A ce stade d'émasculation (pour le
génial auteur-mercenaire de DIE HARD 1 & 3, "ce qu'ils
ont fait est une boucherie, je dirais même que c'est immoral"),
partir sur les traces du "director's cut" revient à
disséquer l'assassinat de Kennedy à la recherche de "l'image
manquante" dans le film de Zapruder pour rétablir l'entière
vérité sur ce qui s'est passé. Pas gagné d'avance.
Pourtant, ce sont bien des images manquantes que proposent les deux bandes-annonces
incluses sur le disque, identifiant chacune les étapes qui, sur
une péridoe de deux ans, ont conduit les gens de chez Disney
à considérer le film de McTiernan comme "insortable".
La première est une authentique exclusivité puisqu'il s'agit
de celle montée par le staff Jerry Bruckheimer dans les bureaux
de Touchstone Pictures au début de l'année 1998.
Encore baptisé EATERS OF THE DEAD, le film est supposé à
l'époque sortir dans le courant du printemps. Si les rumeurs font
état d'un tournage controversé et complexe, en partie à
cause des exigences infernales du cinéaste (obsession pour la lumière
naturelle, casting majoritairement norvégien, scènes de
bataille à l'infrastructure napoléonienne, en bref, rien
de bien insolite pour une lourde production de 80 millions de $), les
premières images d'un Banderas rendu sourd et hagard par les hurlements
de créatures ancestrales déchirant la nuit comblent les
attentes de milliers d'anxieux. Entre les flashs rouges sang et les coins
de ténèbres aperçus, un carton : "Priez pour
les vivants". La planète cinéphile se met en ébullition
: EATERS OF THE DEAD s'annonce comme le grand renouveau du film de Vikings,
le sommet de violence tribale que l'on est en droit d'attendre du réalisateur
de PREDATOR. On s'imagine déjà tous à Cannes pour
la première. Mais rien ne se passe, pas le moindre petit bout d'affichette
sur la croisette. Que se passe-t-il avec EATERS OF THE DEAD ? Après
une période de franche perplexité, les échos les
moins encourageants viennent nous chatouiller les oreilles. Repoussé
à deux reprises pour cause de projections-tests intensives et de
re-shoot partiel (Crichton lui-même serait passé derière
la caméra après la fuite précipitée de McTiernan
- on apprendra par la suite que ce dernier était lié par
contrat au THOMAS CROWN de Pierce Brosnan), EATERS OF THE DEAD se transforme
en THE 13TH WARRIOR. Et rien ne va plus.
ENTRE CURIOSITE ET FASCINATION
A la lumière du film qui existe aujourd'hui, on peut voir dans
ce retitrage le premier coup dur infligé au travail de McTiernan.
Le carton commercial du MASQUE DE ZORRO au même moment a sûrement
motivé un recentrage de l'intrigue autour du personnage de penseur-témoin
incarné par Antonio Banderas (parfait d'abnégation et d'humanité)
au détriment du vrai héros du film, le seigneur de la guerre
Buliwyf que campe avec un aplomb phénoménal le somptueux
Vladimir Kulich. On devine pourtant que la rencontre entre les deux hommes,
l'alliance du poète cultivé et du combattant primitif qui
se nourrissent l'un l'autre dans l'action, est à la source de l'engagement
du cinéaste. A bien y regarder, cela reste dans de moindres proportions
le coeur du film que l'on connaît. Buliwyf s'y tient à bonne
distance de Ibn Fahdlan (ils ne sont presque jamais dans le même
plan), qui guette à tout moment une réaction du puissant
guerrier, partagé entre curiosité et fascination tout comme
l'objectif de la caméra. Dans un souci autant anthropologique que
de survie pure, l'Arabe apprend finalement à devenir un guerrier
en regardant son double héroïque évoluer, tandis que
le Viking s'intrigue pour la forme écrite en observant son compagnon
lettré déchiffrer au son de leurs voix (et avec les yeux
aussi) le langage de sa tribu. Parce que "voir, c'est croire"
(n'oublions pas que le matériau d'origine est un témoignage
subjectif sur une période que les historines connaissent mal),
les jeux de regards se multiplient et s'entrechoquent autour de ce doublon
mythologique en construction. Comme dans PREDATOR, PIEGE DE CRISTAL ou
UNE JOURNEE EN ENFER, la victoire en territoire hostile dépend
du mariage de l'intellect et de l'instinct animal.
Malheureusement, les facultés d'observation de la mise en scène
sont systématiquement contredites par l'emboîtement des séquences.
Impossible de savoir avec exactitude quelle part du personnage de Buliwyf
a disparu au montage final. Une chose est sûre : la cérémonie
d'enterrement du chef Viking - l'un des passages les plus importants du
roman - manque cruellement à l'appel, alors qu'elle est bien annoncée
au début du film (bateau en flammes, yeux baissés de Ibn
Fahdlan, fondu), comme devant resservir plus tard. Le rituel final qui
suit la mort de Buliwyf est exécuté en deux temps (plan
1 et plan 2; sept secondes) trois mouvements (brancard surélevé,
bûcher crépitant, yeux grands ouverts et injectés
d'émotion de Ibn Fahdlan). Un plan inédit de la sépulture
enflammée voguant sur les eaux est miraculeusement conservé
dans la seconde bande-annonce qui figure sur le DVD. Passé l'aberrant
déséquilibre ressenti en cours de visionnage (il doit y
avoir une symétrie), on ne s'explique toujours pas le traitement
réservé à la jolie compagne de Banderas dans le film
(Maria Bonnevie), laquelle est supposée se sacrifier en l'honneur
des obsèques du défunt roi à l'image de la jeune
femme qu'on aperçoit portée à bout de bras dans la
scène jumelle du début. Du reste, c'est écrit tel
quel par Crichton dans son bouquin. Au lieu de ça, elle tombe dans
un trou dimensionnel à vingt minutes de la fin, juste avant la
dernière bataille (le rideau se baisse avec Diane Venora qui lui
confie des poignards pour tuer les nouveaux nés en cas d'invasion).
Même en ignorant la précipitation avec laquelle se clôt
le film (un "au revoir, salut et à bientôt" sur
la berge, un insert de Ibn Fahdlan consignant ses exploits, fin), l'éradication
pure et simple de ces deux enjeux narratifs au fort potentiel dramatique
(et visuel !) confirme qu'il y a bien quelque chose de pourri au royaume
du 13EME GUERRIER.
DANS L'OMBRE DE "THOMAS CROWN"
Mais revenons-en aux affres de la distribution. Alors qu'on annonce un
dépassement de budget colossal (les projections-tests ?) et le
remplacement tardif du compositeur Graeme Revell par le king des chevauchées
héroïques Jerry Goldsmith, un bout-à-bout de quelques
scènes d'une durée de trente-cinq minutes est montré
au MIFED en novembre 98, soit six mois après la première
date de sortie envisagée. Signe de l'inquiétude grandissante
des pontes de Disney, épuisés par tant de tripatouillage
(on parle d'une ribambelle de versions avec lesquelles jongle le studio)
et paniqués à l'idée que le bébé leur
explose entre les mains, le film est revendu à la sauvette à
des distributeurs indépendants un peu partout dans le monde. En
France, Metropolitan Film Export en fait l'acquisition en lieu
et place de Gaumont Buena Vista qui s'occupe habituellement de
gérer le catalogue de la firme aux grandes oreilles. En l'an de
grâce 1999, au mois de juillet très précisément,
LE 13EME GUERRIER est enfin visible chez nous en quasi-exclusivité
puisqu'il ne sortira qu'un mois plus tard aux Etas-Unis : THOMAS CROWN,
un autre film de John McTiernan, mobilise en priorité les exploitants
américains. C'est dans l'ombre de ce dernier que se profile en
catimini l'oeuvre maudite. Résultat : deux bides coup sur coup
au box-office pour le réalisateur. Encore maintenant, personne
n'arrive à comprendre le destin funeste rencontré par LE
13EME GUERRIER, un blockbuster estimé à plus de 100
millions de $ dont le sujet est certes délicat mais qui recèle
tout de même de belles promesses d'aventure et d'action. En même
temps, le film qu'on a tous vu ne cesse de prendre à contre-pied
les commandements les plus sacrés du blockbuster. Quid de l'ultime
affrontement contre les terrifiants Wendols, annoncé à grands
coups de prières comme un carnage absolu (Ibn Fahdlan qui s'agenouille),
et qui se limite à une courte chanson de gestes avançant
au ralenti où l'on cherche encore "la peur terminale"
entre les inserts cut de sang éclaboussé et de visages meurtris
? John McTiernan n'est pas à mettre en cause dans cette histoire.
Parions que son 13EME GUERRIER à lui jouait à fond la carte
du blockbuster rassembleur (il en est l'un des spécialistes
les plus influents) tout en dépliant son chapelet de thèmes
et valeurs de prédilection. A sa manière très diffuse,
le film pourrait même incarner un certain idéal de cinéma
mctiernanien. Tout ce qu'il a toujours porté (le respect des civilisations
étrangères, la mixité des cultures, l'héroïsme
en marche) se retrouve ici, en plus beau et en plus évident. A
croire qu'il a depuis le début envisagé l'entreprise comme
une compilation pleinement aboutie de son oeuvre (la scène où
les guerriers découvrent les corps dépecés des villageois
est directement extraite de PREDATOR). Malheureusement, tant qu'il ne
règlera pas ce problème de "dualité artistique"
qui le cloue au sol (artisan brillant ou vrai auteur ?) et le pousse très
souvent à considérer avec condescendance les films qui sont
déjà derrière lui (il laisse à d'autres le
soin de mettre la dernière touche à LAST ACTION HERO et
UNE JOURNEE EN ENFER), John McTiernan devra s'attendre à essuyer
encore longtemps les plâtres d'Hollywood.
Voilà pour la version (à jamais perdue ?) de McTiernan.
Maintenant il y a celle de Michael Crichton, disponible chez tous les
bons revendeurs vidéo. Et très franchement, elle nous convient
au mépris de tous les doutes raisonnables qu'elle peut susciter.
En balayant nos prédispositions de spectateurs hétéro-mâles
sevrés aux gros films qui montent le son et déchirent la
toile, elle nous oblige à chercher, admirer et finalement baisser
les armes devant tant de mystère et d'abstraction pure. A l'arrivée,
LE 13EME GUERRIER est un film simplement unique, un blockbuster qui n'en
est pas un, un long-métrage traditionnel qui ne respecte pas les
traditions (pas de début, pas de milieu, pas de fin), un modèle
de collaboration orageuse et finalement payante entre deux cinéastes
(il s'agit bien d'une production Crichton/McTiernan), un poème
guerrier figuratif qui en appelle à l'esprit romanesque du spectateur
pour en remplir les blancs. Au risque de choquer, on aurait presque envie
de féliciter Michael Crichton. Qu'en pense-t-il d'ailleurs ? "Ecoutez,
ça s'est très bien passé, on a fait le film qu'on
voulait. Il n'y a aucune discorde entre moi et McTiernan." Tout
va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
ENGLISH VERSION:
Not available.
|
|