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LE 13EME GUERRIER

MAD MOVIES / Rafik Djoumi / Juillet 1999

 

Deux propositions pour commencer : 1) John McTiernan est le plus grand cinéaste américain en activité. 2) LE 13EME GUERRIER est son projet le plus ambitieux à ce jour. La chose est dite. On pourrait choisir de s'en tenir à cet axiome. Mais l'on sait bien que les grands films (les vrais) ne se laissent jamais apprivoiser ni par des formules ni par une quelconque catégorisation. Ils invitent au débat, à l'exploration de leurs composantes, se rappellent à l'esprit en toute circonstance et ne lui permettent jamais d'aboutir à des conclusions. Il faudrait des kilomètres de texte pour espérer seulement dompter un film de la nature du 13EME GUERRIER. En voici un bref aperçu...

On a souvent été tenté de voir dans l'Heroic Fantasy un genre éminemment cinématographique, défini par un jeu subtil de mouvements, de formes et de lumières. La littérature, la bande dessinée, la peinture, les jeux de rôles et même la musique rattachée à ce genre, se sont toujours nourris d'équivalences cinématographiques pour parvenir à leurs fins. Et pourtant, l'ironie du destin aura fait du cinéma le parent pauvre de l'Heroic Fantasy. Derrière quelques rares projets à l'ambition jamais satisfaite, se dissimulent en effet une quantité impressionnante de navets totalement achevés. L'amateur en est pour ses frais, réduit à grappiller des secondes de métrage, un magnifique dragon par-ci, un beau mouvement d'épée par-là, et fantasmer le film qui lierait le tout. Et quand le cinéma réussit à combler ces attentes, il le fait au travers de films certes "Heroic", mais dénués des éléments irrationnels de la "Fantasy". On pense bien évidemment aux VIKINGS de Richard Fleischer et à LA CHAIR ET LE SANG de Paul Verhoeven. Ces deux monuments épiques prouvent indirectement que le cinéma est bel et bien le médium idéal du genre qui nous intéresse. Il ne faut pas chercher plus loin l'explication de l'attente fébrile qui s'est créée autour du 13EME GUERRIER de McTiernan ou du SEIGNEUR DES ANNEAUX de Peter Jackson. Ces deux modèles d'intégrité artistique se sont, pratiquement au même moment, décidés à défricher les terres maudites où reposent les esprits de Robert Howard et Tolkien.

C'est en partie à Robert Howard que pensait l'écrivain/cinéaste Michael Crichton lorsqu'il entama ce qui allait devenir la nouvelle des "Mangeurs de Morts". "Un ami professeur d'université préparait un cours sur les grands textes, considérés comme essentiels, mais que personne ne lit plus sans obligation. Et d'après lui, le premier de ces textes "raseurs" était le poème épique "Beowulf". J'ai contesté son jugement et choisi d'en tirer le sujet d'un roman. J'ai pris pour point de départ ce courant de la critique universitaire qui considère que la poésie épique et la mythologie s'inspirent de faits réels." Dans un premier temps, Crichton va donc tenter de dépouiller le mythe de ses attributs fantastiques afin d'en retrouver le noyau dur. Mais il est tiraillé par le désir inconscient de raconter la fameuse légende à travers le regard d'un personnage réel, objectif. Son érudition l'amène tout naturellement à se replonger dans les manuscrits d'Ibn Fahdlan, un ambassadeur arabe du Xème siècle, proche du Calife de Bagdad, qui avait côtoyé les Vikings, et dont les observations écrites constituent le témoignage le plus fiable sur cette civilisation. Ainsi, les trois premiers chapitres des "Mangeurs de Morts" sont-ils une quasi-retranscription des textes d'Ibn Fahdlan. Ils en conservent le style anthropologiste, évitant toute dramatisation, insistant sur les faits scientifiquement observés. Puis, Crichton fait lentement glisser le "rapport" de l'ambassadeur vers la fiction. Le groupe de guerriers vikings qu'il suit, dont le chef n'est autre que Buliwyf (Beowulf), est contacté par un émissaire du roi Rothgar. Le village de ce dernier est la proie des assauts répétés des wendols, une horde de démons anthropophages. Il demande l'aide de Buliwyf. D'après les prédictions d'une prêtresse, treize guerriers se doivent d'assister le roi, et le treizième doit impérativement être un étranger. Ibn Fahdlan est ainsi contraint de suivre le groupe vers sa périlleuse destinée. L'aventure fantastique qu'il va vivre sera consignée avec la même rigueur dans son journal. Pour la suite des événements, Crichton se base sur un postulat étonnant. Rien ne s'oppose, scientifiquement, à l'idée que des Vikings aient pu côtoyer des hommes de Néanderthal. Il décide donc d'en faire l'origine "historique" du mythe des wendols.

Cet exercice périlleux de vrai-faux travail d'historien avait tout pour séduire John McTiernan. Le cinéaste a déjà très clairement montré son attachement à la constitution des mythes ainsi qu'au concept de héros (n'est-ce pas John McLane ?). De plus, la clé de voûte de son travail dramatique est basée sur la dualité : l'homme/l'animal (PREDATOR), le cow-boy/l'européen (DIE HARD), le sérieux/l'espiègle (A LA POURSUITE D'OCTOBRE ROUGE), le global/l'individuel (MEDICINE MAN), le fictif/le vrai (LAST ACTION HERO). Artiste et intellectuel élevé par un père militaire, il était logique que McTiernan soit séduit, sans retenue, par l'histoire de cet érudit précieux, contraint de devenir un guerrier barbare. "C'est l'histoire d'un yuppie politiquement grillé parce qu'il a couché avec la fille qu'il n'aurait pas dû toucher", annonce l'auteur. "J'ai toujours été fasciné par la manière avec laquelle l'Histoire nous renvoie à ce que nous sommes, au point où nous en sommes." Et si l'on se souvient que son premier film semi-amateur, THE DEMON'S DAUGHTER, mettait déjà en scène des Vikings, on comprend que sa fascination tenace aura fait le reste. Mais le travail d'adaptation que va mettre en oeuvre le réalisateur va bien au-delà de ces postulats déjà passionnants. Désireux de conserver l'observation anthropologique au coeur de la nouvelle de Crichton, le cinéaste, pour éviter tout didactisme, va s'employer à nous faire "ressentir" la civilisation viking plutôt que de nous l'expliquer. "La Norvège d'aujourd'hui était trop moderne pour accueillir le film", explique-t-il. "J'imaginais ces peuples vivant près de forêts pluvieuses, entourés d'arbres géants, car quand vous vivez dans ce type d'environnement, c'est tout le système de pensée, d'organisation qui diffère." Le réalisateur s'embarque donc à bord d'un avion biplace, et parcourt la Colombie Britannique pour trouver le lieu magique, au nord de Vancouver Island, celui dans lequel il va littéralement plonger son spectateur.

S'il est une expérience rare au cinéma, et que LE 13EME GUERRIER impose sur toute sa longueur, c'est bien la sensation physique du décor et de son climat. En ressentant le contact glacé des points d'eau, la moiteur de la végétation, la lourdeur des terrains boueux, l'oppression du brouillard et des forêts, le spectateur est amené à toucher du doigt la cosmogonie propre au quotidien des Vikings. Ainsi, cette culture, souvent méprisée voire ridiculisée, retrouve sous l'impulsion d'un cinéaste inspiré toute son évidence. Ce tour de force artistique n'aurait sans doute pas été possible sans un travail technique hors du commun. "Nous avons utilisé le plus de lumière naturelle possible", se souvient le chef-opérateur Peter Menzies (UNE JOURNEE EN ENFER). "Pour les plans nocturnes, nous avons eu recours aux techniques les plus modernes. Nous avons utilisé des films ultra-sensibles, flashé le négatif. Cela comprenait d'énormes risques mais je suis plutôt fier du résultat." Quant au décorateur Wolf Kroeger (LE DERNIER DES MOHICANS), il devra contourner, avec la bénédiction de McTiernan, le peu d'informations relatives à cette civilisation. "Les sources sont contradictoires et il a fallu nous fier à notre instinct", avoue-t-il. "LE 13EME GUERRIER n'est pas un documentaire. Nous nous en sommes remis aux nécessités physiques et narratives. En un sens, je pense que le résultat est assez proche de ce que fut la réalité."
Il est en tout cas suffisamment efficient pour nous rappeler une idée peu banale. Si l'Histoire est la mémoire intellectuelle de l'humanité, le cinéma pourrait bien être sa mémoire sensorielle. Ce que Spielberg cherchait déjà à faire avec l'ouverture d'IL FAUT SAUVER LE SOLDAT RYAN, McTiernan l'érige en projet total de mise en scène. En cela, il inverse la proposition du livre de Michael Crichton. Plus le film tend vers le poème épique, voire la chanson de geste, plus il se crédibilise. Le réalisateur n'hésite d'ailleurs pas à sabrer le mystère qui entoure les mangeurs de mort pour nous forcer à focaliser sur les Vikings, son véritable centre d'intérêt. Ceux qui attendaient des brutes sanguinaires combattant des monstres mystiques en seront pour leurs frais. L'identification aidant, ces "barbares" deviennent rapidement nos alter-ego, logiquement effrayés par la véritable barbarie à laquelle ils font face, celle de la pré-civilisation.

Porté par un rythme propre au film épique, LE 13EME GUERRIER surprendra forcément par sa courte durée. Sa post-production à rebondissements (plus d'un an) aura alimenté les rumeurs les plus folles quant aux tripatouillages dont le film aurait été victime. Sa narration particulière ne fera qu'augmenter la confusion. Aussi est-il important de souligner quels sont les éléments qui auraient réellement disparu du montage final. C'est dans la première partie que le film aura vu le plus de coupes. Si cela semble évident pour l'épisode de Bagdad (expédié dès le générique), l'exil et le voyage d'Ibn Fahdlan (l'échelonnement des civilisations) est ramené au minimum. Dans les premières scènes de camp, pendant l'enterrement du vieux chef, la rivalité entre Buliwyf et Thorkel pour la succession disparaît totalement, ainsi que le long voyage en drakkar et la rencontre avec les monstres marins (des baleines). C'est dès l'hallucinante scène d'"apprentissage de la langue" que le film retrouve, pour quasiment ne plus la perdre, sa forme initialement prévue. La construction "par épisodes" de la seconde partie reprend celle du roman, par conséquent celle du style factuel et dédramatisé d'Ibn Fahdlan. N'y manquent que deux éléments. En premier lieu, les rapports d'Ibn avec la jeune serve, et son comportement oriental vis-à-vis d'elle. Il reste leur magnifique séquence d'adieux, où Ibn se force à adopter l'attitude d'un Viking. En second lieu, plusieurs figurants rapportent le tournage d'une séquence de suicide collectif des wendols. Il n'en reste a priori que ce plan énigmatique où ils disparaissent derrière une colline. Le réalisateur Dean Semler rapportait l'an dernier que John McTiernan et Michael Crichton avaient chacun leur montage du film et qu'ils ne se parlaient plus. Nous ne connaîtrons peut-être jamais la nature du consensus par lequel ils ont dû passer pour aboutir à cette version définitive. Espérons simplement que le format de blockbuster que les pontes de Touchstone ont tenté de lui imposer n'handicapera pas sa carrière. Certes, 114 millions de dollars sont en jeu, mais avouons qu'un projet aussi artistiquement ambitieux se satisfait moyennement des décisions de dernière minute.
Il ne viendrait certainement pas à l'idée de ces exécutifs de contester la suprématie de McTiernan en terme d'action. Mais là aussi, il aura pourtant très largement dépassé leurs attentes. Approfondissant le travail de caméra à l'épaule (qui avait fait de DIE HARD 3 l'un des films d'action les plus expérimentaux), et le combinant à son légendaire sens de l'espace (une séquence d'encerclement de cabane héritée de PREDATOR), il offre à ses diverses scènes de bataille un sens de la grâce guerrière digne au moins d'un Kurosawa. Cette exigence esthétique, qui fait de chaque image une toile de maître, n'a, paraît-il, pas que des défenseurs. Mais que voulez-vous ? Laissons ces tarés sucer leurs esquimaux. Nous, nous irons voir et revoir LE 13EME GUERRIER, nous boirons de sa fibre épique, nous chercherons à percer ses secrets, nous accueillerons, tels des élus, ce que John McTiernan a toujours su nous proposer sans nous l'imposer. Du jamais vu sur un écran. Du vrai cinéma !


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