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[Note: Pour le contexte général de Métal Hurlant à cette période, on peut lire avec intérêt, si ce n'est déjà fait, le bouquin sur MH paru en fin d'année dernière chez Denoël, où la période de création de ce numéro spécial est assez bien cernée, même si le tableau s'y trouve un peu noirci.]

Voilà un petit résumé de l'histoire du Métal Hurlant Spécial CONAN (n°74 bis - Avril 1982) qui devrait répondre à la plupart des questions que l'on peut se poser à ce sujet.

Jeune cinéphile qui débutait depuis peu dans le journalisme, j'ai eu la chance infinie de pouvoir entrer à la rédaction de Métal Hurlant à l'été ou l'automne 1980, alors que j'avais 18 ans tout juste. Quelque temps après mon arrivée, j'ai commencé à essayer de me faire octroyer un vague titre de "responsable cinéma" de Métal, puisque c'était le domaine qui m'intéressait le plus. Outre le plaisir de faire partie de la grande aventure métallique, j'espérais surtout par ce biais pouvoir aller sur des tournages, rencontrer des réalisateurs et des acteurs, etc.

Les anges tutélaires du magazine, Jean-Pierre Dionnet et Philippe Manoeuvre, s'étaient bien rendu compte que, depuis ALIEN et STAR WARS, le cinéma de SF était en plein essor. Ils ne voulaient pas que ce phénomène échappe à la sphère d'influence de Métal -- d'autant que ce cinéma-là s'appuyait en partie sur les univers graphiques de gens publiés par Métal Hurlant, tels Moebius ou Druillet. Finalement, ils accédèrent donc à mes demandes, début 82 et, sans me donner officiellement la moindre responsabilité pour autant, ils me chargèrent de surveiller ce qui se passait de beau dans le cinéma fantastique et de SF.

Ce travail engendra pour moi une bonne dose de soucis au quotidien. Manoeuvre ou Dionnet me demandaient de trouver des informations sur tous les films à la fois, sur leur avancée, sur leurs dates de tournage et de sortie, plus des exclusivités photos, etc. Puis ils changeaient d'avis et se désintéressaient d'un film pour lequel nous avions obtenu tous les feux verts. L'enthousiasme éphémère et les contradictions étaient un peu la règle. Bien évidemment, j'étais tout de même absolument ravi d'avoir obtenu ce que j'avais tant désiré, même si c'était de manière floue. Ils me donnaient une chance formidable, en fait.

Voici donc comment se fit le Spécial CONAN.

Le but visé était simple : répéter le gros succès du Spécial ALIEN, qui était simplement une reprise à l'identique d'un magazine américain, mais en créant cette fois tout notre propre contenu. Le film CONAN, LE BARBARE s'annonçait bien, avec du beau linge à la conception graphique (Ron Cobb, William Stout), un budget conséquent, un buzz prometteur. Et Conan, à travers les romans de Howard, les illustrations de Frazetta ou les comics de Barry Smith et Neal Adams, constituait un matériau idéalement compatible pour Métal. C'est donc ce film qui fut choisi comme support à notre première tentative française de numéro spécial cinéma.

Je crois par ailleurs me souvenir que Jean-Pierre connaissait personnellement Raffaella De Laurentiis, la fille de Dino, qui était productrice exécutive sur le film. Il fut donc question d'aller sur le tournage en Espagne à plusieurs reprises, mais finalement, pour je ne sais plus quelle raison, cela ne se fit pas. L'intégralité du matériel pour le spécial allait donc devoir être réuni à Hollywood, une fois les prises de vue terminées, et en peu de temps : trois jours sur place seulement.

Décrocher les feux verts, les rendez-vous et interviews avec tout le monde, et avec si peu de temps à disposition, ne fut pas une mince affaire et m'occupa tout le début 82.

Je pris donc l'avion pour Londres un jour de mars 82, si mes souvenirs sont bons. Un changement d'avion à Londres me fit tomber au milieu d'une grève totale des bagagistes anglais qui paralysaient l'aéroport d'Heathrow. Je passai donc 24h dans l'aéroport à attendre le vol du lendemain, à la manière de Tom Hanks dans THE TERMINAL... Je perdis du coup ma première journée d'interviews.

Puis, en arrivant à LAX, au bout de 10 minutes à l'aéroport, j'égarai mon carnet avec tous les numéros de téléphone à appeler à L.A.! Des débuts absolument navrants, il faut l'avouer. Impossible de chambouler le planning davantage, heureusement, il me restait en tête un ou deux numéros que j'avais appris par coeur -- notamment celui de William Stout, avec qui j'avais sympathisé par téléphone. Bref, je me retrouvai chez Bill Stout et avec son aide, je réussis à remonter le fil de mes rendez-vous et à tout recaler.

Ajoutons qu'à l'époque, je n'avais pas le permis de conduire. En bon naïf, j'avais négligé le fait qu'on ne peut quasiment rien faire sans voiture à L.A. où je mettais les pieds pour la première fois. William Stout m'ayant pris sous l'aile, Ron Cobb fit de même. J'embauchai un chauffeur de taxi australien, aspirant-scénariste à ses heures, pour mes deux jours de marathon. Je fis une interview de Sandahl Bergman en personne, une autre de Arnold par téléphone (excessivement humble et gentil, en ce temps-là...), ramassai du matériel graphique et des photos au bureau de la production, et je revins avec une grande quantité de jolis documents.

Bill Stout et Ron Cobb se sont à cette occasion montrés d'une gentillesse extraordinaire avec moi et m'ont énormément aidé. Ils m'ont ouvert toutes leurs archives, prêté ou donné tous leurs meilleurs documents. Le matériel qu'ils ont fourni est sans doute ce qu'il y a de mieux dans le numéro, je crois. Sans eux, le magazine n'aurait pu voir le jour, et je leur suis toujours aussi reconnaissant aujourd'hui. La bienveillance générale dont les professionnels du cinéma faisaient alors preuve envers Métal Hurlant et à ses représentants témoignent de l'impact qu'avait ce journal dans le monde, à ce moment-là.

Au retour, la maquette fut réalisée par Jean-Louis Germain, maquettiste freelance qui travaillait souvent pour Métal, avec qui nous nous vîmes obligés de bosser jour et nuit pendant deux ou trois semaines pour fabriquer le numéro et tenir les délais. Les textes des interviews furent entièrement traduits et mis en forme par mes soins, et j'écrivis tout le contenu rédactionnel. Il nous fallut inclure quelques ajouts obligatoires, comme "Conan vu par les dessinateurs de BD", qui n'avait pas grand chose à faire là. Mais la somme d'infos réunies était, je crois, significative. Le journal sortit à temps, en même temps que le film. Tous deux marchèrent très bien, ce fut un très gros succès pour tout le monde. Je crois qu'au final, il s'est vendu 80 000 exemplaires de ce numéro.

Lorsque Schwarzenegger et Milius vinrent à Paris pour la sortie du film, ils m'invitèrent à dîner dans un grand restaurant pour me remercier. "Schwarzie" n'était pas encore Terminator à l'époque, encore moins Monsieur le Gouverneur, mais c'était un lecteur assidu de Métal Hurlant... Qui l'eût cru ?

Ce gros succès en kiosque ouvrait la voie à d'autres tentatives sur ce modèle. Malheureusement, dans le tumulte éditorial et financier qui a peu après accâblé Humanoïdes Associés, minés par des problèmes d'argent et de distribution, toutes les bonnes occasions de lier à nouveau Métal au cinéma de manière significative ont été ratées, et il n'y a eu que des opérations autour de films ratés qui ont été de graves échecs en kiosque et en salle (TYGRA de Ralph Bakshi, par exemple -- un numéro auquel je n'ai pas participé). J'ai eu beau tenter de rééditer l'exploit du spécial CONAN autour d'autres films (notamment avec BLADE RUNNER), il n'a plus jamais été possible de mettre tout le monde d'accord et de faire aboutir un autre projet similaire.

Cette impossibilité d'avancer sur de nouveaux projets a involontairement contribué à mon éloignement de Métal, et à la fondation et à l'essor du magazine de cinéma Starfix, qui a fait en matière de cinéma à peu près tout ce que Métal aurait pu faire.


[Maintenant, quelques précisions sur ce qu'il advint ensuite, qui peut-être n'ont guère d'intérêt pour les amateurs de Conan et les fidèles de votre site; il n'est sans doute pas utile de les publier, mais je vous raconte l'histoire pour info.]

A la fin 82, une fois leurs émissions TV ("L'Impeccable", puis "Sex Machine") sur les rails, il était en effet devenu évident que Manoeuvre et Dionnet n'avaient plus tant à coeur de s'occuper du journal, pour eux la télé passait avant le reste. Au milieu de cette année, j'avais pensé qu'on me filerait un peu plus de travail, vu le très vif succès du Spécial CONAN, mais c'est le contraire qui arriva. Côté cinéma, je me suis retrouvé sans grand chose à faire dans Métal. La confusion régnait au journal, ça déraillait un peu de tous les côtés. Les choix effectués par Dionnet et Manoeuvre dans la précipitation étaient souvent erronés.

Un exemple frappant : lors de la projo de la copie de travail de BLADE RUNNER que la Warner nous organisa bien avant la sortie du film, dans la perspective déjà prévue à la rédaction que Métal ferait un numéro spécial dans le genre de celui sur CONAN, Manoeuvre, mal luné, décida qu'il détestait le film sous prétexte que Scott y plagiait Moebius, convainquit Dionnet qu'il fallait boycotter le film, flanqua le projet de hors-série aux orties et nous mit la Warner à dos. Il me fut impossible de le faire changer d'avis. Une décision irrationnelle, aussi bien commercialement qu'artistiquement. En 1990, lorsque nous avons organisé un grand référendum auprès des lecteurs de Starfix pour qu'ils élisent les plus grands films des années 80, BLADE RUNNER est arrivé en tête. Il n'y avait eu aucun autre film plus "Métal Hurlant" dans l'esprit en dix ans, et il est incroyable de penser que Métal passa à côté. Manoeuvre et Dionnet étaient formidables et je les admirais énormément, mais ils n'étaient pas toujours clairvoyants.

Cet épisode douloureux a un peu scellé mon départ de Métal : puisqu'il n'y avait plus guère moyen de faire les choses qui en valaient la peine, que l'âme de Métal filait, il fallait aller jouer ailleurs. Ce n'était qu'une question de temps. Le détonateur a été la sortie de Starfix que nous avons créé avec Christophe Gans, Nicolas Boukhrief, François Cognard et d'autres. Starfix a bénéficié lors de sa naissance de la présence de quelques personnalités épatantes venues de Métal. Starfix avait un petit quelque chose de Métal par certains côtés, et inversement Métal s'est mis à courir après Starfix sur le plan cinéma.

En fouillant dans mes archives, je retrouve un mot gentil de Manoeuvre passant à Starfix début 83 et me complimentant sur l'état des bureaux; une lettre de Jean-Pierre de mars 83 où il nous propose une "espèce d'année du film fantastique et de SF qui serait basée sur les 12 mois précédents de Starfix"; une autre lettre du même Jean-Pierre du 17 juin 83 où il m'écrit: "J'ai vu que tu étais admirablement au courant des films qui sortent. Nous, nous avons de plus en plus de mal à nous en occuper, car plus tu parles de cinéma, moins nous en parlons." Après quoi il me propose de "nous aider mutuellement". Si seulement il m'avait laissé l'aider plus tôt sur le sujet! Nous aurions alors pu faire croître et embellir le secteur cinéma de Métal sur le modèle de ce joli numéro spécial CONAN.

Mais cette expérience unique, tout comme ces brèves années passées à Métal Hurlant, resteront à jamais de grands souvenirs pour moi.

Doug Headline (Janvier 2007)

 
ConanCompletist 2007