L'étroite ruelle débouchait sur un large boulevard pavé, bordé de boutiques décentes et d'arbres imposants. Un défilé occupait le milieu de l'avenue et les deux étrangers s'attardèrent pour le regarder passer.
  La procession était conduite par un groupe de jeunes femmes et de filles, certaines à peine plus âgées que des enfants, qui dansaient et chantaient au rythme d'une myriade de tambourins. Elles étaient toutes habillées de vêtements blancs souillés, et des guirlandes de fleurs fanées enserraiept leur tête à la chevelure défaite. Derrière elles marchaient des rangées de jeunes hommes qui battaient la mesure sur des tambours au son grave ou jouaient une musique discordante sur des cymbales, des lyres et des flûtes au son plaintif.
  Les yeux de chacun étaient fixes, inconscients de ce qui se passait autour d'eux, à l'instar de dormeurs marchant dans leur sommeil. Parmi eux avançaient, dignes, des hommes vêtus de longues tuniques, le crâne rasé, portant des récipients en cuivre dans lesquels brûlait de l'encens qui emplissait l'atmosphère d'une douceur pleine de tentations.
  Conan fronça le nez en humant les vapeurs à l'odeur douce-amère. Cette musique bizarre lui répugnait et le comportement curieux des marcheurs avertissait ses sens affinés de barbare de la présence d'un mal sans nom.
  La musique discordante augmenta de volume lorsqu'un groupe de jeunes gens complètement nus fit son apparition. Chacun portait un serpent enroulé autour de son cou ou de ses épaules lorsqu'il n'entourait pas un bras de ses anneaux épais. Ils progressaient tous à l'écart de leurs camarades, comme s'ils foulaient le sol d'un monde différent. La lumière du soleil faisait étinceler les écailles des reptiles, qu'elles soient d'un gris uniforme, brunes, noires, ou parfois tachées de marbrures bigarrées ou bien en forme d'anneaux brillants ou de diamants.
   - Ces choses sont-elles venimeuses? demanda Conan à son compagnon.
   - Certaines le sont. Le brun, là-bas, est, si je ne me trompe, un cobra mortel de Vendhya. Et ces gros-là, plus épais que ton bras, proviennent de jungles tropicales, à de nombreuses lunes de voyage dans le sud. Ils ne sont pas venimeux, mais si on les dérange ou les effraie, ils sont capables d'enrouler leurs anneaux autour de la gorge d'un homme fort et de l'étrangler jusqu'à la mort.
   - Pouah! murmura Conan.
   Les serpents lui faisaient horreur, lui rappelant de façon confuse la destruction de son foyer en Cimmérie. Plissant le front, il se tourna pour dire quelques mots à Subotai mais celui-ci était absorbé dans l'examen d'une jeune fille dans le groupe suivant des marcheurs. La vierge, nota Conan, était d'une beauté fragile, en dépit de ses cheveux en désordre et salis, sa couronne de fleurs fanées et ses grands yeux perdus dans les rêves. La chemise trop légère qu'elle portait était déchirée, et, à chaque pas, dévoilait sa cuisse nue.
   Fixant la jeune fille avec envie, le voleur secoua la tête.
   - Quel gâchis! Un corps tel que celui-ci devrait réchauffer le lit d'un guerrier la nuit, au lieu d'être le jouet des prêtres et des serpents.
   - Que veux-tu dire? dit Conan.
   Subotai jeta un coup d'oeil à son solide compagnon et vit qu'il était sérieux.
   - Quoi, cette jeune femme, comme tous les autres, s'est offerte au culte de Seth, le Serpent. Je hais tous les reptiles et la plupart des prêtres, mais je méprise par-dessus tout les adorateurs de Seth.
   - Un dieu serpent! dit Conan. Cela aurait-il un rapport avec l'emblème que je recherche?
   Subotai étendit ses paumes tournées vers le haut. A cet instant, une pluie battante de pétales les submergea tous deux et un petit groupe de jeunes filles joyeuses les accosta. Celles-ci, l'oeil vif et souriantes, paraissaient moins ensorcelées que les vierges qui défilaient.
   - Viens avec nous! fredonna l'une d'elles à Subotai.
   - Pas moi, ma fille, répondit l'Hyrkanien, un tantinet mélancolique. Peu m'importent les reptiles ou le dieu Serpent.
   - Il y a de l'amour dans les bras du dieu Serpent, tel que les hommes ne l'ont jamais connu, murmura-t-elle, ondulant langoureusement. De l'amour que des hommes peuvent partager...
   Subotai lui répondit en grognant:
   - Depuis quand les serpents ont-ils des bras?
   Comme la jeune fille s'éloignait pour essayer ses flatteries sur un spectateur plus accessible, une autre se glissa près de Conan et lui tapa légèrement sur le bras.
   - Le paradis t'attend, guerrier, chuchota-t-elle. Tu n'as qu'à me suivre...
   - Te suivre où? gronda Conan, fortement tenté.
   Un marchand, debout sur le seuil de sa boutique, s'avança.
   - Prends garde, étranger, dit-il d'une voix basse au Cimmérien. Les serviteurs de Seth sont fourbes. Ils vénèrent la Mort.
   - Vraiment?
   Conan était choqué car, pour lui, la Mort serait à jamais son ennemie.
   Le marchand hocha la tête.
   - Ils assassinent leurs propres parents, pensant leur faire une faveur en les soulageant du fardeau de l'existence.
   Conan le remercia brièvement d'un mouvement du chef et regarda la fille se mélanger à la foule.
   Une ombre surgit entre le soleil et le jeune Cimmérien. Il leva les yeux et aperçut un palanquin somptueux qui reposait sur les épaules de huit jeunes femmes. Drapée de soie brodée d'un pourpre digne d'un roi et retenue par des cordes d'or, la chaise à porteurs elle-même reflétait l'opulence, mais Conan n'ouvrit pas de grands yeux d'ébahissement et ne retint pas d'un seul coup sa respiration pour cette merveille. Car dans la litière princière était assise une créature d'une beauté telle qu'il ne l'avait jamais imaginée. Comme le soleil levant éclipse la lueur de la lune attardée, cette femme surpassait toutes celles qu'il avait pu voir et les transformait en spectres sans importance.
   Ses cheveux noirs comme le jais tombaient en cascade jusqu'à sa taille. Des yeux de saphir jetaient des étincelles dans l'ovale sculpté de son visage. Ses lèvres pleines étaient brillantes d'humidité comme la rosée du matin. Sa silhouette, souple et forte, était recouverte des vêtements incrustés d'or d'une prêtresse et, quand elle bougeait pour remercier la foule en délire, sa longue tunique s'entrouvrait pour dévoiler une cuisse parfaite, d'une blancheur exquise.
   Lisant l'expression des yeux frappés d'admiration de Conan, Subotai lui dit dans un sifflement :
   - Ne la regarde pas comme ça. C'est une princesse royale.
   Comme s'il était ensorcelé, Conan resta pétrifié. C'était comme s'il n'avait pas entendu l'avertissement. Et, à cet instant, le regard de la princesse se porta sur Conan. Une lumière brilla tel un éclair dans ses yeux éclatants comme des pierreries et ses lèvres s'écartèrent, le souffle coupé. En levant la main, elle stoppa la progression ondulante de sa litière.
   - Toi, le guerrier! appela la princesse d'une voix douce et rauque qui se réverbera dans le sang troublé du Cimmérien.
   - Oui, ma dame?
   La voix de la femme enveloppa le jeune homme, comme une vague déferlante qui retient un nageur dans une mer houleuse :
   - Jette au loin ton glaive et viens avec nous. Evite la piste écarlate de la guerre. Retourne à une vie simple... le cycle éternel des saisons. Une époque de purification attend déjà au bord du monde, une époque de renouveau après l'écroulement de tout ce qui est vieux et décadent. Joins-toi à nous et tu te renouvelleras comme les serpents dans l'herbe qui abandonnent leur peau usagée et vivent encore, jeunes et rapides, agiles et splendides.
   Conan secoua sa tête ébouriffée pour en évacuer les tourbillons d'encens et mieux comprendre le sens de ces mots mystérieux prononcés avec tant de ferveur. Mais la jeune femme interpréta son geste comme un refus car, lorsqu'il leva à nouveau les yeux, elle avait tiré les rideaux de son palanquin et était emmenée au loin par ses porteuses.
   Conan était stupéfait. Jamais auparavant il n'avait vu une femme aussi désirable. Quand Subotai lui secoua la manche, Conan l'éloigna et se mit à suivre la litière qui disparaissait. Alarmé, le petit homme trottina à sa suite.
   Un peu plus loin, l'avenue débouchait sur une vaste place bordée d'arbres où se rassemblaient les caravanes. Là, s'était formée une ville en miniature, une cité grouillante de tentes en poils de chameau ou en feutre de couleurs gaies. Les rangées d'ânes, de mules et de dromadaires étaient attachées au centre de la place, au milieu des domiciles de leurs propriétaires, tandis que sur les bords s'élevaient les murs de protection des caravansérails où les yoyageurs fourbus pouvaient trouver le couvert et le repos.
   Par-delà cet endroit de rassemblement aux carrefours affairés, Conan aperçut une tour noire élancée qui perçait l'étoffe ténue du ciel. En dépit de l'éclat de cette journée de printemps, la tour semblait enveloppée d'ombres.
   Conan vit la procession poursuivre son chemin vers ce sinistre pinacle et il songea, en repoussant les passants des épaules, à prendre d'assaut la litière et sa superbe occupante.
   La distance s'était réduite à quelques courtes enjambées lorsque Conan s'arrêta net. Tandis que ceux qui étaient à la tête du défilé s'apprêtaient à pénétrer dans l'huis béant de la tour, un chant s'éleva et stagna par-dessus les bruits de la rue.
   "Doom... Doom... Doom..."
   La confusion, la peur et une poussée de colère convulsèrent le visage du jeupe Cimmérien, tandis que cette psalmodie qui ne laissait présager rien de bon réveillait en sa mémoire des souvenirs qui y dormaient depuis longtemps. Les sentiments qui envahissaient son coeur étaient si amers qu'il vit à peine les derniers groupes d'adolescents qui marchaient près de lui à moins d'une longueur de bras. Ce n'étaient que des jeunes gens, à peine plus âgés que des garçons, qui avançaient d'un pas mal assuré, le visage vide et sans couleurs, fustigeant leur chair nue. Les fouets avec lesquels ils se frappaient le dos et les épaules étaient confectionnés avec des peaux de serpents et garnis de pointes, remplacées en l'occurrence par des crochets à venin, sertis habilement pour qu'à chaque coup le corps des flagellants soit perlé de sang. Inconscients en apparence de la douleur, ils chantaient en avançant: "Doom... Doom... Thulsa Doom... Thulsa Doom..."
   Conan resta à regarder, une expression lugubre sur le visage, jusqu'à ce que le dernier participant de la procession eût disparu dans la tour interdite.
   "A Shadizar, dans la contrée de Zamora, lui avait dit la sorcière, tu trouveras ce que tu cherches."
   Et il avait déjà découvert les adorateurs fanatiques d'un homme, d'un dieu ou encore d'un diable, qui portait le nom de Doom.
   - Imbéciles! aboya Subotai, crachant sur le dallage. Imbéciles et déments, amants des serpents et adorateurs de la Mort! Partout sur cette terre, ils élèvent ces tours noires, les citadelles de Seth. C'est tout le temps la même chose : ils prennent les jeunes et innocents dans leurs filets... des êtres sains qui délaissent leurs maris, leurs fiancées et leurs familles pour faire l'amour avec des serpents et des prêtres fous, dans des orgies impures.
   - Qui était la femme que tu as appelée une princesse royale? demanda Conan. N'est-elle pas une prêtresse du culte du Serpent?
   Il se rappela dans un mélange de dégoût et de désir les reptiles, brodés en fil d'or et d'argent, qui serpentaient en travers de la robe.
   - Cette femme, comme tu l'appelles, lui répondit Subotai, est la princesse Yasimina, la fille du roi Osric et l'héritière du Trône de Rubis. Tu as dû voir le sceau royal en pendentif... Tu la dévisageais assez ouvertement!
   - Que ferait une fille de roi parmi ces fidèles obnubilés par les serpents?
   Subotai ne put réprimer une grimace.
   - Elle est l'une d'entre eux! Une grande prêtresse de Seth. Il y a longtemps, les prêtres l'ont ensorcelée avec leurs mensonges et leurs drogues. Ce sont tous des fourbes, t'a déclaré le marchand. Et on murmure qu'ils s'en prennent à des étrangers sur les routes et les étranglent pendant leur sommeil ou les poignardent dans le dos... à la gloire de leur dieu gigotant. La Mort rôde derrière ses yeux rêveurs,
barbare.
   - Le roi Osric encourage-t-il cette religion? Est-il également l'un d'entre eux?
   - Nenni. Il se lamente trop sur la destinée de son unique enfant.
   - Alors, si les adorateurs du Serpent ne lui plaisent pas, pourquoi n'envoie-t-il pas ses soldats pour les cerner et les anéantir?
   - Les prêtres sont des hommes puissants, lui expliqua l'Hyrkanien. Osric n'ose pas les contrer ouvertement, car beaucoup dans Zamora le croient un étranger et donc un roi illégitime. Son père était un aventurier de Corinthie qui gagna ses galons de général dans l'armée zamorienne et s'empara du trône auquel son fils ne s'accroche que par le bout des doigts. Mais quelle est la raison de cet intérêt soudain pour la gloire fluctuante d'un bâtard? Son destin n'est d'aucune importance pour des gens comme nous.
   - Il existe des contrées étranges, grommela Conan, et ceux qui habitent ici le sont plus encore...


   
 

ConanCompletist 2005